soif d'aujourd'hui

samedi 2 décembre 2006

notre soif de consolation a besoin d'impossible pour être rassasiée

en hommage à Stig Dagerman



Celui qui craint que sa vie ne soit
vaine, où trouvera-t-il le repos ?

Sur la Terre comme au Ciel, je suis dépourvu
de garantie, et ne puis me reposer d’exister.

Je n’ai pour ma part reçu en viatique ni révélation,
ni système ; l’époque ne m’a pas non
plus légué la fureur extensible de l’enragé, ni
les rassurantes croyances du rationaliste, et
même le Dieu demeure sans nom en sa maison.

Partageant le sort commun, j’en connais
donc intimement vanités, bassesses, médiocrités,
avidités ; et ne puis donc mépriser ce
prochain, dont tout semble m’éloigner.

Ayant exploré également l’inimaginable
diversité de nos motivations et subi, normalement,
le poids des déterminismes, j’ai dû
renoncer à m’ériger en juge de qui que ce
soit, dont moi-même – laissant le feu et le
vent, l’eau et la terre m’enseigner la lumière,
tandis que mon ombre toujours me retient.

Sachant cela, je suis quand même bien certain
de quelque chose ; la soif de consolation
que connaît l’être humain demande l’impossible
pour être rassasiée.

Mais qui donc l’a approché ?
Quels récits nous rapportent les pas des héros
sur la terre inconnue ?
Et où est–elle ?
Que nous manque–t–il pour la trouver ?
Qu’avons–nous trouvé à la place, pour
qu’elle ne nous manque pas ?

En ce qui me concerne, j’éprouve et respire
toute consolation, comme le plongeur prend
sa respiration.
Quoi que j’en saisisse, là où je vis, il n’en
restera rien, sinon la possibilité.
Car partant où, de prîme abord, une consolation
se présente, l’homme aperçoit comme
un autre lui-même, dans un autre élément, où
justement il ne peut demeurer.

Bercé ou surnageant, le voici ballotté entre
savoir et sentiment, sans rien pour le guider
au-delà de son insatisfaction, sinon cette
insatisfaction.

Du sort que chacun lui réserve dépend l’intensité
de sa vie, et de la qualité de celle-ci,
sa dignité.

Qu’a-t-on alors entre nos mains ?

Puisque je suis un homme ; une femme qui
m’attire, un ange qui me sourit, un ami
comme abri ; me laissant soudain entrevoir
d’autres correspondances, réveillant en moi
l’élément féminin.
Puisque je suis enclin à la poésie ; un arc de
mots, que je ressens de la joie à tendre.
Puisque le monde m’enserre de toutes parts ;
la maison intérieure, que je veux construire
plus vaste que lui.
Puisque la mort signe la vie ; le printemps
qui revient, surgissement de la promesse.
Puisque je me menace moi même, le conseil
que m’adresse l’esprit.

Mais il y a aussi des consolations qui viennent
à moi sans y être conviées, qui remplissent
ma maison intérieure de chuchotements
misérables et odieux.
Je suis ton plaisir – tu n’as pas meilleur Dieu.
Je suis ton talent – vends-le !
Je suis ton avidité – ton seul intérêt.
Je suis ta maison intérieure – méprise les
hommes !

Je dois donc apprendre à discerner parmi
tous “mes” appels ; et seule ma conscience
en profondeur peut, tout en se révélant,
accomplir cette tâche, où les années de peine
ne comptent pas, ni les joies ; où les peurs
s’engendrent d’elles-mêmes et se déguisent
à l’envi ; où je n’attends personne pour prendre
ma part, sur la Terre meurtrie comme au
Ciel abandonné.

Et c’est ainsi que pour moi, il ne suffit pas de
croire que, puisque nous ne sommes pas libres
de nos actes, tout s’équivaut et rien ne
compte. À mesure que progresse mon exploration,
s’engendre, du cœur de ma conscience,
un nouvel usage de la liberté, dans une
nouvelle vision.

C’est un pays que j’ignore, parmi les choses
et les êtres de chaque jour.

Fragile, me voici en ma mesure infime en
charge de l’univers ; à la recherche d’une
lumière qui ne s’éteint pas, avec quoi je pourrai
réchauffer mon prochain, illuminer mes
amours, sentir la brise du destin, fondre en
moi l’élément féminin.

Aussi faible soit l’homme, il veut pouvoir
être libre, dès qu’il peut le vouloir.

Dans cette démesure où sa vie s’articule, prenant
la forme d’une croix, le voici en position
de comprendre l’effrayant défi que l’éternité
lance à son existence, allant et s’en
allant comme la marée, sans jamais l’emporter,
sauf où l’on ne revient pas.

Je ne puis donc capturer mes joies, ni compter
les retrouver le lendemain ; bien qu’au
soleil de chaque jour, elles miroitent là-bas,
où je ne vais pas.

Je peux alors préférer rester assis devant ce
feu que j’ai moi-même allumé, m’éprouvant
indubitablement homme devant la danse des
flammes.

Et si ma maison intérieure ne brûle pas, c’est
une chance, ou un miracle, dans lequel je
cherche un sens, l’éclat d’une joie, une paix
qui durera.

Mais le malheur s’abat sans trêve en trombes
gigantesques tout autour du monde, noyant
les foyers par milliers, me prenant par le cou
pour m’entraîner dans ses “raisons”, bien
plus fortes que toutes mes consolations.

Que devient alors le sentiment humain de
fraternité si ce n’est une misérable illusion
pour justifier nos avidités ?

Ceux qui souffrent crient en vain ; les vivants
sont impuissants, les morts ne revendiquent
pas.

Et pourtant, jouant de moi, voici le
soleil qui revient, la peine qui m’abandonne,
au moment où je m’en faisais un refuge, me
poussant à espérer de nouveau, me soufflant
d’autres vérités, que je ne connais pas, mais
qu’il me faut poursuivre encore, saluant l’arc
en ciel, courant après, comme si je pouvais
l’attraper, en faire un monde, et enfin m’y
arrêter.

Mais si je suis bien certain d’une chose, c’est
qu’il me faudra toujours marcher.

Je peux remplir toutes les pages blanches
avec les plus belles combinaisons de mots
que m’inspire l’Amour ; d’autres en feront
des lois et l’écho se perdra !

Que devient alors le talent, si ce n’est une
consolation pour ma solitude, mais quelle
désespérante consolation, que celle qui me
fait simplement ressentir davantage l’absence
de toute communion.

Je suis alors tenté de renoncer, mais la vie
s’est trop avancée, tandis que le passé a fui,
d’autres voix m’interpellent, au-dehors
comme au-dedans, qui menacent mon présent,
si moi-même je ne le remplis pas.

Me voici donc à vivre par obligation, tandis
que ma conscience tremble et vacille sans
rien où reposer ; parce que d’avoir marché
jusque là m’a séparé de choses aussi simples
qu’un sol sous nos pieds.

Si je suis entouré, voici alors que viennent à
moi les plus proches, pour m’exhorter à
lâcher ma conscience profonde, son inutilité.

Mais il est déjà trop tard, je me trouve à présent
trop avancé au milieu de la nuit ; comment
saurais-je si j’ai rêvé le jour prochain,
quelles lueurs sont à l’aube, lesquelles vont
me brûler les mains.

Je sais seulement, mais sans consolation, que
beaucoup se sont risqués jusqu’à soi pour
s’enflammer de leurs propres clartés, pour
s’aveugler à tout jamais, pour se changer en
ombres.

Le sentiment de l’à quoi bon me gagne alors
si fort, que la plus belle joie m’est vaine, que
la “foi” reste plaquée au fond de moi, que l’amour
ne m’est rien.

Mais les liens noués me retiennent, les actes
que j’ai posés ne peuvent s’effacer.
Si je m’arrête, ce sera désormais une autre
façon de continuer.

Je n’ai jamais parcouru tant de chemin vers
ma liberté, qu’à l’instant même où elle
m’oblige à avancer, parmi les sables et les
ruines, l’odeur âcre des regrets ; jusqu’à traverser
l’étouffante impression que je ne la
servirai jamais.

La voici donc maintenant, qui brille inaccessible,
sur une terre jamais foulée, où tremble
chaque pas.

J’aimerais tant lui demander où je vais ; mais
je ne suis plus tenté de l’attraper.
Car voici maintenant que, partout où je pose
les pieds, une nouvelle terre apparaît, parmi
les choses et les êtres de chaque jour.
Ceux qui approchent la voient ; voici que les
signes sont changés, le nouveau possible
apparaît dans ce nouveau sentiment qui
balaie tous les sentiments, cette embellie
vraie du quotidien qui m’emporte sur place,
m’enlève, me submerge…

Quel esclavage me retient, puisque au milieu
de tout, voici qu’il n’y a plus rien ?
J’ai perdu jusqu’à cette joie amère qui me
faisait sourire au milieu de mes ruines, me
réchauffait sous la neige de l’oubli.

Ayant passé toute preuve, ma liberté se trouve
à présent dotée d’une dimension merveilleuse,
où toute chose se change, par delà
son contraire.

En quoi consiste donc ce miracle ?

Tout simplement dans la découverte soudaine
que personne, aucune puissance, aucun
être humain, n’a le droit de faire peser sur
moi un devoir tel, que mon désir de vivre en
vienne à s’étioler.

Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui
peut alors exister ?

Là où la vie à présent m’a porté, sur ce rivage
étrange et familier, je découvre ahuri un
goût d’éternité réalisée.

Et je comprends maintenant que le temps
n’est pas l’étalon qui convient à la vie.
Tout ce qui m’arrive d’essentiel me rapproche
de cet état inconditionné où, hors du
temps, s’allume et grandit ma liberté.

À cette flamme que je reconnais, se consument
tous les projets que j’interposais entre
la vie et moi : jusqu’au pur éclat de joie sans
causalité, qui éclaire ce qui m’arrive, en lui
donnant la forme d’une destinée.
Je soulève donc de mes épaules le fardeau du
temps et, par la même occasion, celui des
performances que l’on exige de moi.

La vie n’est pas quelque chose que l’on doit
mesurer.

Ni le saut du cabri, ni le lever du soleil ne
sont des performances, mais quelque chose
qui veut grandir et atteindre sa perfection.

Tous les fils qui m’attachent au sort commun,
les innombrables déterminismes où se perd
mon existence, ne sont rien d’autre que
les points de départ sans cesse retrouvés de
mon accession à l’inconditionné.

Je découvre ainsi, dans la plénitude de toute
joie comme au revers de chaque épreuve, un
élément qui lui est à la fois immanent et
transcendant, insaisissable et sûr, et c’est
l’air et la matière de la liberté.

Je comprends alors qu’il n’est pas besoin d’avoir
la forêt de Walden pour prouver notre
délivrance : c’est en tous temps et en tous
lieux que je peux prouver qu’il est possible
de vivre sa liberté ; que vivre n’est pas une
habitude qui se poursuit à mon insu, et que je
peux, jusque dans les formes figées de la
société, saluer en moi, comme en chacun, la
ressemblance divine.

Nous sommes donc plus forts que ce
monde, qui s’arrête où nous recommençons
nous mêmes.

Et nous n’avons besoin de lui opposer ni foi,
ni raison, mais seulement la nostalgie de
cette joie sans cause, dont nous sommes la
destinée.

Quoi que je vive, cet avenir me tend la main.
Et quand surgit l’élément féminin du cœur
de ma réalité, m’apportant à nouveau le goût
et le sens d’aimer, je sais désormais immanquablement
qu’il en est l’Aube avancée, le Printemps
d’un seul tenant et non pas seulement
une fleur, le bonheur dispersé.

Telle est donc mon unique consolation ; qui
est bien plus qu’une consolation, et plus
aussi qu’une commémoration : comme la
recollection intuitive de la totalité qualitative,
ouverte à chacun dans le mouvement de
la conscience délivrée.

Je sais pourtant que la Victoire est “loin”, que
les épreuves seront toujours aux rendez-vous
que fixe l’imprévu, que les “échecs” sont
encore nécessaires, par quoi j’aurai à chaque
fois à m’ajuster.

Mais le ressouvenir du miracle de la délivrance
d’Amour me porte comme une aile vers un
but qui me ramène à chaque fois à l’équilibre :
une consolation en forme d’accomplissement,
plus prévoyante que toutes les philosophies,
plus tangible qu’une raison de
vivre :
sur le sentier qui monte en pente douce,
l’impossible reversé dans le possible ;
la liaison réinventée, absolument active,
de la Terre meurtrie et du Ciel abandonné ;
et la grâce, signe fidèle à chaque étape
— couronne que porte l’acte pur.

Laurent Chaumette

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